Les transparences masquées

Les transparences masquées *

Gilbert Lascault

 Photographies  Jean Pierre Desvigne


France 2011                                 photo 1502  1/30
    
  Le blanc d'Espagne est une poudre calcaire mêlée d'eau. Cette peinture à l'eau est facile à appliquer et facile à effacer. ( Le blanc d'Espagne est très souvent employé au moins depuis la renaissance...) Sur les vitres, sur les fenêtres, il ( le blanc d'Espagne ) décore les menus de restaurant, les fleurs, les étoiles de Noël. Il masque aussi les transparences des vitrines, des devantures ; il les déguise ; il travestit le verre ; il donne le change ; il tire des rideaux factices ; il voile ; il arrête la vue de l'intérieur d'un magasin ; il aveugle ( en totalité ou en partie ) ; il interdit la vision du regardeur de la ville ; il intercepte ; il occulte la montre ; il évite l'inventaire ; il soustrait l'étalage.
      Alain NAHUM observe, dans la ville, de nombreuses zones qui sont paradoxalement blanches et presque invisibles, les vitrines blêmes et escamotées, les regards bouchés, les ouvertures obstruées, étouffées, les visions enveloppées, les vues en quelque sorte enterrées, les aspects perdus, les clartés enfouies.


France 2004                                             photo 123  2/30 

     A.N. est un? piéton de Paris ? ( comme le poète Léon-Paul Fargue ), un ? flâneur des deux rives ? ( comme Guillaume Apollinaire ) un rôdeur attentif et rêveur, un ? paysan de Paris ? ( comme Louis Aragon ) . Ses photographies seraient des ? tableaux parisiens ? comme Beaudelaire les choisissait dans " Les fleurs du mal "? Souvent, tu es mélancolique et, parfois, tu caresses de petites espérances devant la cité variable ?


France 2005                                              photo 131  1/30


     Sans cesse, les restaurants, les boutiques, les agences immobilières sont transformés. Les lieux sont restaurés, modifiés. Le commerce change. Les livres d'une librairie sont remplacés par les sandwiches, par les parfums ou par les jeans. Les magasins se déplacent. Certains échanges disparaissent. Les faillites, l'augmentation des loyers, la retraite du commerçant ou sa mort amènent le remaniement de l'espace intérieur derrière la façade conservée. Les travaux, le plus souvent silencieux, se déroulent, dissimulés par les vitres opaques...Et, peu à peu, les quartiers se transfigurent. Le paysage parisien n'est plus identique. A.N. révèle une ville mobile, souvent bouleversée, parfois décomposée. Le visage de la ville est autre, dissemblable.


France 2005                                             photo 155  1/30


     Sous la vitre, un ouvrier anonyme utilise le blanc d'Espagne. Cet ouvrier inconnu se découvre un peintre inconscient, un artiste ignoré, ou, peut-être, un anti-peintre. Incognito, l'ouvrier crée un vaste monochrome blanc, un ? fixé sous verre ? un ? fixé ? paradoxalement précaire. L'ouvrier appartient, sans le savoir, à des mouvements : l'Abstraction lyrique, l'Action Painting, la Peinture gestuelle, l'Expressionnisme abstrait. Et le verre est le support de l’œuvre, le subjectile.


France 2011                                  photo 1501  1/30


     Car certains passants de la rue, observateurs et cultivés, regardent le ? fixé sous verre ? les gestes, les mouvements de l'ouvrier, ses calligraphies, les tournoiements du pinceau, les tourbillons évoqués, les coulures, les arborescences, les giclures, les traits verticaux ou horizontaux, les croix suggérées, le signe de multiplication ( qui serait aussi la lettre X ), les inscriptions floues, les zigzags ( les éclairs ), les gouttes insistantes, une marelle vague, un carré, des signatures à l'envers, les jaillissements ... Les passants perçoivent alors les styles différents des ouvriers anonymes, les formes diverses. Les passants considèrent que les styles de ces ouvriers sont parfois proches de certaines œuvres de peintres célèbres : Hans Hartung, Pollock, Willem De Kooning, Pierre Alechinsky, Antoni Tapiés, Robert Ryman, d'autres ...


France 2006                                                                            photo 170  1/30


     Ces ouvriers inventent sous verre des blancheurs qui vibrent et vont du laiteux à l'incolore et ils imaginent des accidents noirs, des failles et des lignes obscures . Ils obtiennent des parties sombres. Avec une éponge, avec la paume de la main ou avec le manche du pinceau, ils effacent des morceaux de zone blanche et ils peuvent, de l'intérieur, regarder ce qui se passe dans la rue.


Italie 2009                                                                                photo 283  1/30


     D'ailleurs, lorsque A.N. photographie les devantures blanches, certains ouvriers le voient de l'intérieur. Ils l'interrogent : Que photographie-t-il ? Appartient-il à un service de la mairie de Paris ou à une société privée de sécurité et de contôle ?  Veut-il s'assurer du travail des ouvriers ? Que guette-t-il ? Un photographe est toujours suspect. Il inquiète ...


France 2011                                 photo 1503   1/30


     Dans  La Boite blanche ( A l'infinitif ) Marcel Duchamp écrit, en 1913, une note énigmatique : Quand on subit l'interrogatoire des devantures, on prononce aussi sa propre condamnation. En effet le choix est allé et retour. De la demande des devantures, de l'inévitable reponse aux devantures, se conclut l'arrêt du choix. Pas d'entêtement, par l'absurde, à cacher quel coït à travers une glace avec un ou plusieurs objets de la devanture ? Comment un tableau est-il un Grand Verre ? Comment le Grand Verre questionne-t-il ? Comment le regardeur est-il condamné, repris de justice ? Quel est ce coït ? caché ou révélé ?
     Or, ici, dans les rues de Paris, les verres, les verres blanchis fascinent. Ils sont des pièges à rêver, à douter, à penser, à fantasmer. Ils sont d'étranges dispositifs, des panneaux, des leurres. Devenues opaques, ces vitrines deviennent des miroirs fallacieux qui multiplient les perspectives indécises, les dimensions indéterminées.


France  2009                                            photo 664  1/30


     Ici, facile à appliquer, facile à oblitérer, la peinture au Blanc d'Espagne est la célébration retenue du ? vite ? du véloce et aussi du sommaire, du bacille, du soudain. La peinture au Blanc d'Espagne est alors du côté du précaire, de l'éphémère, de la jubilation brève, de l'aléatoire, du côté de l'instable, du fragile. Elle est du côté de l'instant heureux, du côté de la chance. C'est la baraka de la vitrine blanche, la fortune de la zone pâle.


France 2006                                                                           photo 237    1/30


 * Cet article de Gilbert Lascault est paru dans la revue " Travioles " n°15, accompagnant à l'origine les photographies de Alain NAHUM.

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